TRAVAIL

Emmaüs : « A huit, on crée un lien familial »

Fin février, une huitième personne a rejoint la communauté Emmaüs de Lannion, désormais complète. Dans la campagne costarmoricaine, six hommes et deux femmes aux parcours cabossés vivent et travaillent ensemble, sur le chemin de la réinsertion. 

Un puzzle inachevé traîne sur une table, dans la pièce de vie déserte de la communauté Emmaüs de Lannion. L’association, créée en 1949 par l’abbé Pierre au niveau national, offre un hébergement en échange d’un travail solidaire.

À quelques heures de l’ouverture au public du magasin, les bénévoles, ainsi que les compagnes et compagnons – c’est ainsi que l’on appelle les membres de la communauté – s’activent. Entre deux commodes et un sommier, les blagues fusent, on s’interpelle et l’on rit.

Perspectives d’avenir

Lela, 55 ans, est la dernière arrivée à Emmaüs Lannion, où les huit logements sont désormais occupés. À la recherche de travail, elle a quitté la Géorgie pour la France, où elle est notamment passée par le Samu social, qui aide les personnes sans-abri.

À l’instar de Lela, la plupart des membres de l’équipe ont un passé difficile. Plusieurs ont vécu dans la rue ou différents centres Emmaüs avant de rejoindre la communauté de Lannion, où ils et elles récupèrent, trient et vendent des objets de seconde main, dans une démarche de réinsertion sociale et professionnelle.

Après trois ans de travail avec l’association, les compagnes et les compagnons en situation irrégulière peuvent espérer un accès facilité à un titre de séjour d’un an. Olsi, un joyeux Albanais de 30 ans, compte bien décrocher le sésame pour « trouver un travail et une maison. Si je peux avoir des papiers, le futur, c’est la France », résume-t-il en tapotant sa cigarette contre un cendrier Coca-Cola.

« Si Marine Le Pen arrive, ça risque d’être compliqué », rigole à moitié Yann en débarquant dans la pièce. Cet homme de 56 ans attend la retraite pour rejoindre sa fille au Japon. Elle a 22 ans et elle lui manque. Yann parle des choses difficiles avec un léger sourire, entre mélancolie et fatalité.

Pour certain·es, avoir une meilleure vie, c’est gagner en indépendance et quitter Emmaüs. Jean voudrait devenir préparateur de commandes pour Amazon. Hakim, lui, rêve d’ouvrir un restaurant. En avril, il doit déposer son dossier de titre de séjour : « J’ai peur d’oublier des papiers, que quelque chose manque et que ça bloque tout le reste ».

D’autres ont cessé d’imaginer le lendemain. « Je ne pense pas à l’avenir, ça ne fait plus partie des choses que j’envisage, raconte Michaël, 56 ans. Le temps est là, c’est tout. Je ne peux pas l’arrêter ni le ralentir. » Une barbe de marin, des cheveux gris mi-longs et des lunettes posées sur la tête, l’homme a comme un air de Depardieu.

Dans la véranda encombrée de meubles qui lui sert de bureau, Michaël attend la retraite. « D’ici quatre ans, si tout va bien, je trouverai une petite maison, un deux-pièces. Une vieille maison de pêcheur, ça serait parfait », imagine-t-il, bercé par le soleil de mars qui tape doucement sur les parois vitrées de la pièce.

« Maintenant, tu es breton »

Le responsable d’Emmaüs Lannion, Philippe Pinsard, assure accueillir autant de personnes que la place le permet, sans critère de distinction. « Les profils ici sont très différents et les compagnons n’attendent pas tous la même chose d’Emmaüs », explique-t-il. En 2019, 7 600 personnes ont été accueillies dans les communautés Emmaüs en France.

Dès l’ouverture du magasin, les client·es ne cessent de pousser la porte. Entre les rayons de vêtements et d’électroménager, on entend parfois une phrase d’encouragement adressée aux membres de la communauté. L’insertion passe aussi par le contact avec les clients. « Claudine, qui travaille à la caisse, peut montrer à d’éventuels employeurs qu’elle a une expérience », illustre Philippe Pinsard.

En attendant « une vie meilleure », les huit compagnes et compagnons ont trouvé à Emmaüs un foyer. Iels passent leurs journées ensemble, partagent les mêmes repas et le même logement. « À huit, on crée un lien familial. À Saint-Brieuc, où l’on est soixante, c’est très différent : il y a forcément des clans », explique Michaël, le doyen.

Au milieu de l’après-midi, Yann traverse le magasin avec du café qu’il distribue aux autres membres, les bénévoles. Ces dernier·es, nécessaires au bon fonctionnement du magasin, en profitent aussi. Il dépose une tasse sur le comptoir de Jean. Le Sénégalais, emmitouflé dans un sweat gris et une doudoune sans manche rouge, plonge deux sucres dans la boisson chaude avant de partir d’un grand éclat de rire. « Mes amis me taquinent. Ils me disent “Tu es breton maintenant, tu ne viens plus nous voir” », raconte-t-il, le sourire jusqu’aux oreilles. « Même si au début c’était dur – il ne fait que pleuvoir ici – je commence à m’habituer », poursuit-il.

« C’est tranquille »

L’insertion commence au sein de la communauté où des liens se tissent. « Les gens sont gentils, c’est tranquille », souffle timidement Lela, dont la présence est importante, en particulier pour l’autre femme de la communauté. Les contacts finissent même parfois par aller au-delà du petit groupe. Ainsi, Hakim rend régulièrement visite à des amis en ville, avec qui il a l’habitude de manger.

Emmaüs est un tremplin et un abri où l’on peut réfléchir à l’avenir et oublier le passé, attendre la retraite, l’autorisation de travailler sur le territoire. Ou juste vivre au jour le jour.

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